Image: Au Grand Palais éphémère, Anselm Kiefer insuffle son Celan vital
Photo by Georges Poncet pour la Réunion des musées nationaux - Grand Palais 2021
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Au Grand Palais éphémère, Anselm Kiefer insuffle son Celan vital Philippe Lançon about German artist's fascination with Paul Celan's poetry

17 December 2021

Text by Philippe Lançon
Photos by Tom de Peyret

Charles Quint est mort, Titien aussi. Anselm Kiefer est vivant. Mince, souriant, apparemment solide, l’artiste allemand est vêtu de noir, un bonnet noir sur le crâne. Derrière les lunettes, un regard vif, sauvage et souriant. Vulcain, athlète de la création, est plutôt joyeux. Son enfer est un paradis, esthétique et physique. La vie et la mort prospèrent dans ses œuvres démesurées, à égalité de vision et d’énergie. La mort vient du passé ; la vie, de plus loin. La mort travaille en grand ; la vie, dans le détail. Entre les deux, avec les deux, si le désespoir s’installe, la création fulmine. Y a-t-il des choses que l’artiste ne fait plus ? «J’ai passé ma vie à tout souder moi-même. Mon frère, qui était médecin, me disait : tu devrais être mort depuis longtemps. C’est lui qui est mort et moi, je ne soude plus.» Les assistants le font à sa place, sous contrôle étroit. 

Passe encore de bâtir, mais souder à cet âge… Kiefer a 76 ans. Il en avait 25 quand le poète Paul Celan, Juif né en Roumanie écrivant dans la langue de sa mère et des bourreaux, l’allemand, s’est jeté dans la Seine du haut du pont Mirabeau. On retrouva son corps en aval de la Seine, le 1er mai 1970. Kiefer se souvient-il de ce qu’il faisait ce jour-là ? «Non. J’étais peut-être à l’étranger… Je ne l’ai appris que beaucoup plus tard. A cette époque, la vie des écrivains ne m’intéressait pas. Seul importait le texte.» C’étaient les années du règne libertaire de la forme. A l’école, une dizaine d’années plus tôt, il avait appris le plus célèbre poème de Celan, Fugue de mort : «Lait noir de l’aube nous le buvons le soir /le buvons le midi et le matin nous le buvons la nuit /nous buvons et buvons /nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré.» Il en connaît beaucoup par cœur, des poèmes de Celan. Il les récite volontiers. Pour lui, Celan et Ingeborg Bachmann sont «les deux poètes de la deuxième partie du XXe siècle… et ils ont fini de la même façon.» Bachmann est morte, après avoir brûlé chez elle, à Rome, en 1973. 

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Les vers du poète alimentent et développent les tableaux. Parfois, ils agissent comme des courts-circuits. Un jour, en travaillant à une œuvre où apparaît du blé, Kiefer se souvient brusquement d’un poème, Wolfsbohne («Ô vous, fleurs d’Allemagne, oh ! Mon cœur devient l’infaillible cristal /sur lequel s’éprouve la lumière…»). La fleur, une sorte de lupin, rejoint alors le maïs dans la coulée de gouache. Les mots sont l’uranium qui fait tourner la centrale de l’artiste. Le visiteur flotte dans le lait noir de l’aube, dans le réacteur. Peut-être est-il dans un volcan, quelque part entre la naissance et la fin du monde. Peut-être est-il ailleurs, entre des stèles, ou entre les statues de l’île de Pâques. Ou bien au Mordor, là où jeter l’anneau maléfique. Il regarde, il entre, il craint, il rêve. Il survivra. Une œuvre est le big bang ; une autre, un naufrage. Ce qu’on voit, est-ce un hommage ? «Hommage est un mot trop usé, répond Kiefer. Je voulais écrire ces poèmes sur mes tableaux comme sur une ardoise d’enfance. Je donne à voir le langage du néant, mais moi, ce n’est plus le néant : c’est ma possibilité de survivre à ça. Je me présente ici comme un humble serviteur. Je ne veux pas écraser. Je suis écrasé. Je suis… Überwältigt… comment dit-on en français ? Soumis.» Comme un prince, non comme un esclave.

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Photos : Tom de Peyret
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